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Inégalités exacerbées par le Covid-19 : quelles actions pour répondre à l’urgence ?

 

Inégalités exacerbées par le Covid-19 : quelles actions pour répondre à l’urgence ?

 Ces derniers temps, de nombreux articles et études [1]se sont penchés sur l’intersection entre crise sanitaire, inégalités socio-économiques et inégalités de genre. Ces études mettent en évidence la précarité financière que les arrêts de travail et licenciements dus au Covid-19 ont engendré, la fragilité des statuts de séjour de certain·e·x·s, le non-accès aux assurances maladie et aux prestations sociales qui en découle, mais également les violences et le sexisme exacerbés dans un contexte de confinement. Notre constat est que les femmes sont les principales victimes sociales et économiques de cette crise.

Durant ces deux mois, F-information s’est efforcée de maintenir son travail de terrain, bien qu’à distance, entre consultations, accueil téléphonique, orientation, demandes de fonds et suivis de dossiers via les moyens virtuels à disposition afin de soutenir les femmes et leurs familles dans cette situation difficile. L’association a également contribué – comme en temps normal – à l’espace de réflexion sur les questions d’inégalités de genre en relayant et visibilisant ces problématiques via ses canaux de communication et sa large documentation à la bibliothèque Filigrane.

C’est donc de nos observations, entre théorie et pratique, mais aussi de nos souhaits de changement pour un futur plus égalitaire, que nous souhaitons vous faire part dans cet article.

  1. L’urgence sociale comme conséquence de statuts et de contrats précaires

Certaines femmes ayant déjà en temps normaux de la peine à payer leurs frais mensuels au vu de leur salaire modeste, d’un travail à temps partiel, d’enfants à charge complète, d’un statut précaire ou sans statut légal, se sont retrouvées ces derniers mois dans l’impossibilité d’exercer leur profession. Les foyers monoparentaux, où le parent est, dans la majorité des cas, une femme, ont également pris de plein fouet la charge de travail qu’impliquent la garde de leur(s) enfant(s) et l’école à la maison, en plus de leurs fonctions professionnelles.

La crise sanitaire a intensifié la précarité des personnes aux contrats temporaires et des travailleurs*euses sur appel, parmi lesquel·le·x·s les femmes migrantes sont sur-représentées. Nombre d’entre elles, exerçant dans les secteurs de l’économie domestique, de la garde d’enfants ou encore dans la restauration, ont vu leur unique source de revenu s’arrêter du jour au lendemain, sans aucune assurance sociale pouvant leur assurer une minime sécurité. Par exemple, les indemnités pour réduction d’horaires de travail (RHT) n’ont pas été mises en place pour les femmes de ménage travaillant chez des particuliers. Ces employeurs*euses ont donc souvent choisi de licencier ou de ne pas payer ces dernières, en violation de leurs obligations légales. En outre, les employé·e·x·s sans statut légal se sont retrouvé·e·x·s particulièrement précarisé·e·x·s, ne pouvant demander d’aides à l’Etat. Ce sont les associations qui ont dû prendre le relai pour éviter des situations sanitaires et sociales encore plus dramatiques. 

Un des autres secteurs s’étant retrouvé du jour au lendemain sans revenu est celui des travailleurs*euses du sexe, dont une bonne partie sont considéré·e·x·s comme « indépendant·e·x·s ». Ces personnes se sont trouvées depuis le début du confinement jusqu’au 6 juin dernier dans l’impossibilité d’exercer, et donc dans une situation de grande précarité, s’additionnant à un quotidien déjà souvent difficile[2]. En outre, nombre d’entre elles se retrouvent sans logement, l’usurier à qui elles louaient leur chambre – à la journée et à des prix faramineux – les ayant mises à la porte.

En outre, selon le directeur de Caritas suisse Hugo Fasel [3], une nouvelle catégorie de personnes est actuellement touchée par la précarité : les personnes « à la limite », gagnant trop pour toucher l’aide sociale, mais pas assez pour économiser le moindre franc. Ces personnes risquent donc, au moindre imprévu, de basculer dans la précarité.

Mobiliser nos forces pour répondre aux demandes accrues

Pendant la période de confinement, les demandes d’urgence sociale ont augmenté, auprès de F-information, mais aussi bien sûr auprès des associations spécialisées telles que Caritas, le Centre Social Protestant, les associations du Réseau Femmes (Aspasie, SOS Femmes, etc.) les Colis du cœur, etc. L’Hospice général a également connu une hausse des demandes de 40 %. Un tiers du budget annuel du Fonds de solidarité du Réseau Femmes [4] a été utilisé en deux mois, sans compter l’utilisation des dons de nos membres suite à notre appel à soutien fin mars.

Outre leur mission de soutien et de conseil, les conseillères de F-information ont répondu à des besoins de première nécessité (alimentation, produits d’hygiène, produits pour bébé etc.). Elles ont également effectué un bon nombre de demandes de fonds pour des loyers ou des primes d’assurance maladie impayés, ainsi que pour l’achat de médicaments non pris en charge par les assurances.

Les impacts sur les différents secteurs professionnels et la précarisation de nouvelles franges de la population se maintiendront malheureusement sur le moyen terme : le travail de notre association – comme celui des autres associations du réseau genevois – doit donc faire face à la crise immédiate aussi bien qu’aux conséquences qui la suivront. Afin de répondre au mieux et au plus vite à cette recrudescence des demandes, nous avons augmenté nos permanences sociales et devrons trouver des solutions financières pour les maintenir si la demande persiste.

Vers une réelle politique sociale pour toute·x·s

Alors que durant ces deux derniers mois, l’Hospice général a simplifié les procédures d’octroi pour l’aide sociale, nous souhaiterions que ce « geste temporaire » devienne une réelle politique sociale. D’autre part, les fondations privées pourraient élargir leurs critères d’attribution de soutien financier aux personnes sans statut légal. Le projet de loi d’une enveloppe de 15’000’000 CHF, adopté le 25 mai dernier par le Conseil d’Etat genevois pour une aide d’urgence aux personnes sans statut légal, témoigne de cette nécessité. En outre, la stabilisation des situations de séjour précaires (permis F notamment) et la régularisation des personnes sans statut légal permettraient de reconnaître l’existence et le besoin de cette main d’œuvre, en réduisant le travail au noir, ainsi que la dépendance et la précarité qu’il engendre.

  1. Travail rémunéré et non rémunéré : une mise en évidence des inégalités

La crise sanitaire a mis en lumière une réalité pourtant tristement connue : les femmes assument au quotidien la majorité des tâches essentielles au soin à autrui, que ce travail soit rémunéré ou pas. On distinguera dans la suite de cet article l’économie domestique, représentant un secteur de métiers rémunérés, et le travail domestique (tâches ménagères, soin et éducation des enfants), qui est effectué à titre privé et non rémunéré.

Des métiers peu qualifiés dans les secteurs de l’économie domestique, de la vente, de la santé et du care (infirmière, soignante à domicile, auxiliaire de santé dans les EMS, éducatrice de la petite enfance…) ont été mis sur le devant de la scène. Ces métiers, socialement peu valorisés et mal payés, sont assumés en grande partie par des femmes.

Par ailleurs, la gestion des tâches domestiques ainsi que l’éducation des enfants n’ont pu être délégués, comme c’est souvent le cas, à une personne extérieure. On aurait souhaité que cette expérience déclenche une prise de conscience des inégalités au sein des foyers, et donc, de véritables changements. Or plusieurs études [5]se rejoignent pour dire que la charge – mentale et réelle – de ce travail dit « domestique » est restée pendant cette période de confinement, en majorité celle des femmes, ceci en tous les cas au sein des couples hétérosexuels.

Proposer d’autres modèles familiaux

Avec les lectures égalitaires « Des îles avec des ailes » de la bibliothèque Filigrane, qui ont pu être maintenues par le biais de vidéos en ligne, nous essayons de donner à voir d’autres modèles et d’autres images que celles traditionnellement livrées aux enfants, à un âge déterminant dans la construction de rôles et de valeurs. Quant aux « bons à savoir » que nous proposons régulièrement et aux ateliers collectifs que nous allons continuer à organiser dans un futur proche, ils sensibilisent et traitent de manière directe ou indirecte de l’inégale répartition des charges au sein des couples et de la difficulté pour les femmes à « concilier » vie professionnelle et vie familiale.

Agir sur les hiérarchies du travail

Pour changer durablement les inégalités dans les milieux professionnels et au sein des foyers, il nous semble essentiel de ne plus séparer ni hiérarchiser le travail domestique non-rémunéré (et non valorisé) du travail professionnel rémunéré (et réel pré-requis pour avoir une place dans la société). De véritables congés maternité, paternité et parental doivent de ce fait être institués, et un renforcement du service public de l’accueil de l’enfance doit également être pensé.

Le revenu universel de base permettrait d’assurer un minimum vital pour tout·e·x·s. Il constituerait également une piste pour une revalorisation du travail « au foyer ». En outre, agir sur la revalorisation (monétaire et symbolique) des secteurs professionnels dits « féminins » (soins, économique domestique, vente, etc.) est indispensable. Comme le souligne la sociologue du travail Dominique Meda, « face au coronavirus, nous redécouvrons l’utilité immense de métiers invisibles, de personnes peu considérées et le plus souvent très mal payées »[6]. Selon elle, nous devrions aujourd’hui agir sur les « hiérarchies de l’utilité et de la reconnaissance sociale afin qu’elles soient plus en cohérence ».

  1. Un vécu intensifié des violences conjugales

Enfin, la crise sanitaire et le confinement ont généré une forte préoccupation parmi les associations d’aide aux victimes de violences en rapport au risque d’augmentation des violences conjugales. Il n’est pas à ce stade de chiffres officiels permettant de documenter une recrudescence des signalements de violences. Toutefois, la situation de confinement n’a évidemment pas été neutre à cet égard. Dans ses consultations juridiques, F-information a pu constater une intensification des violences préexistantes, en particulier des violences psychologiques. Ces dernières ont été aggravées par l’isolement et la limitation des déplacements. La difficulté de contacter des soutiens, mais aussi la moindre intimité à la maison et conséquemment les obstacles à pouvoir appeler une association et parler librement au téléphone ont également été rapportées. Tout ceci a eu pour effet un vécu d’insécurité accru pour les femmes concernées.

Face à cette situation, F-information a continué de conseiller de nombreuses femmes faisant part de ces violences et des difficultés à pouvoir se protéger.Nous avons aussi collaboré étroitement avec les associations d’aide aux victimes de violence telles que le Centre LAVI, l’association AVVEC, et les foyers d’hébergement d’urgence pour les femmes. De plus, F-information a établi des rapports réguliers de ses observations de terrain à l’attention du Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences (BPEV), dans le cadre d’un monitoring portant sur l’évolution des violences conjugales avec la crise sanitaire.

En somme, cette crise sanitaire a exacerbé des inégalités sociales, économiques et de genre prégnantes dans notre société. Elle a accéléré des problématiques sociales, économiques et politiques en mettant certaines réalités sur le devant de la scène. Il est de notre devoir, en tant qu’association active depuis 40 ans dans les différents domaines pratiques de la vie des femmes en Suisse, d’attirer et de maintenir l’attention sur ces problématiques afin de tendre à une évolution positive. En effet, il s’agit de se mobiliser pour changer un système qui – ces deux derniers mois l’ont à nouveau prouvé – n’est pas durable ni viable sur le plan social, écologique, économique et humain.

 

Notes:

[1] Notamment « The corona crisis from a gener perspective : opening up a debate » , « Cuisine, ménage, enfants : le confinement exacerbe les inégalités femmes-hommes » de Reporterre, l’interviewde la sociologue du travail Dominique Meda, l’interviewdu directeur de Caritas suisse Hugo Fasel, ou encore Dans le genre confiné, un podcast de Victoire Tuaillon.

[2] Sur le site de Aspasie, association genevoise qui défend les droits des travailleur·euses du sexe, retrouvez plusieurs articles sur leur sujet https://www.aspasie.ch

[3]https://www.letemps.ch/suisse/hugo-fasel-habituellement-gens-se-cachent-on-voit-realites-vivent-nombreuses-familles-suisse

[4] Le collectif a créé, en 2017, un fonds commun de solidarité pour faire face aux difficultés ponctuelles rencontrées par les bénéficiaires des associations membres.

[5]« The corona crisis from a gener perspective : opening up a debate » ,  « Cuisine, ménage, enfants : le confinement exacerbe les inégalités femmes-hommes » ou encore « Covid-19 : quelles conséquences en matière d’égalté des sexes ? »

[6] https://www.20minutes.fr/economie/2748911-20200327-face-coronavirus-redecouvrons-utilite-immense-metiers-invisibles-explique-sociologue-dominique-meda