Familles arc-en-ciel : quelle visibilité, quels droits ?
Sab Masson, juriste, septembre 2020
Familles arc-en-ciel[1] : quelle visibilité, quels droits ?
Lorsque l’on parle de parentalité, de coparentalité, de droit de la famille et de droits parentaux, on continue souvent à invisibiliser les familles arc-en-ciel. Il est ainsi fréquent (malgré les changements législatifs effectifs ou en cours) que l’on se réfère uniquement à des familles constituées de parents hétérosexuels et cisgenres [2] (par exemple en évoquant les droits et obligations du « père » et de la « mère », les relations de l’enfant avec le « père » et la « mère », etc.). Des statistiques ou études manquent aussi sur l’organisation parentale et la séparation dans le cas de familles arc-en-ciel. L’examen de questions juridiques, par exemple en rapport au droit de l’entretien de l’enfant tend aussi parfois à éluder l’application de ces règles aux familles arc-en-ciel.
Or un enfant peut désormais, par l’adoption de « l’enfant du partenaire », avoir deux parents légaux de même sexe (selon le sexe inscrit à l’état civil, qui peut ne pas correspondre au genre auquel et avec lequel s’identifie la personne socialement). Les choses évoluent donc, mais elles évoluent lentement, tardivement en rapport aux pays voisins, et de manière incomplète. La situation légale actuelle comporte en effet encore des discriminations pour les familles arc-en-ciel. Quant au projet de « mariage civil pour tous », il n’a toujours pas abouti au parlement.
Ce retard en matière d’égalité pour les familles arc-en-ciel illustre le fait que, de manière plus générale, les droits des personnes LGBTIQ+[3]restent lacunaires en Suisse. Rappelons en effet qu’en comparaison européenne, la Suisse occupe (en août 2020, tous domaines confondus) la 23eplace sur 49 pays européens analysés[4]. Mentionnons notamment l’absence, outre toujours du « mariage pour tous », d’une loi contre les discriminations et les violences transphobes, l’inégalité des partenaires enregistré.e.x.s vis-à-vis des conjoint.e.x.s en matière d’accès à la naturalisation facilitée, celle des veuves lesbiennes vis-à-vis des veuves hétérosexuelles en matière de rente AVS, ou encore, à ce jour (projet de modification en cours au parlement), le maintien d’une procédure judiciaire pour le changement de sexe à l’état civil.
Dans ce contexte, les droits des familles arc-en-ciel ne font que de lents et petits pas, même s’ils avancent malgré tout. Petit tour d’horizon de l’actualité de la situation.
Adoption de « l’enfant du partenaire » : des conditions restrictives et un droit inadapté
Rappelons d’abord que la Loi sur le partenarait enregistré (LPart) (entrée en vigueur en janvier 2007), exclut l’adoption conjointe et le recours à la procréation médicalement assistée (PMA). L’exclusion de droits parentaux du partenariat enregistré a comporté des « conséquences graves voire dramatiques : aucun droit dans le domaine des assurances sociales, en cas de maladie, de séparation ou encore de décès »[5].
La modification du droit de l’adoption le 1erjanvier 2018 a toutefois introduit, par le biais de l’adoption de « l’enfant du partenaire » (art 264c al. 1 ch. 2 CC et suivants), la possibilité d’avoir deux parents légaux de même sexe. L’adoption conjointe et la PMA demeurent quant à elles exclues. De plus, il existe plusieurs conditions requises pour que l’adoption de « l’enfant du partenaire » soit possible : les partenaires doivent faire ménage commun depuis au moins trois ans (au moment du dépôt de la requête) ;la personne adoptante doit avoir pourvu aux soins et à l’éducation de l’enfant pendant une année au moins ;la différence d’âge entre l’enfant et la personne adoptante ne peut être inférieure à 16 ans ni supérieure à 45 ans (mais des exceptions sont possibles) ; si l’enfant est capable de discernement, son consentement est requis (en général vers 12-14 ans) ; le consentement du père et de la mère est requis (celui des parents juridiques, pas les personnes qui n’ont qu’un lien biologique).
A ces conditions légales s’ajoute la durée de la procédure, évaluée au minimum à un an (procédure qui varie d’un canton à l’autre), et le fait qu’il s’agit d’une enquête sociale [6]. Celle-ci « doit porter notamment sur la personnalité et la santé du ou des adoptant·e·x·s et de l’enfant, leurs relations, l’aptitude du ou des adoptant·e·x·s à éduquer l’enfant, leur situation économique, leurs mobiles et les conditions familiales, ainsi que sur l’évolution du lien nourricier » (art. 268a al. 2 CC). Le nouveau droit de l’adoption prévoit également que l’enfant est entendu (pour les adoptions intra et extra-familiales) pour autant que son âge le permette (art. 268a bis al. 1 CC) (en pratique, dès l’âge de six ans environ).
Ces conditions et cette procédure sont celles d’un modèle pensé pour les familles hétérosexuelles recomposées. Sa transposition aux couples de même sexe pour lesquels il n’y a pas de recomposition mais où les enfants ont toujours vécu avec leurs parents (l’un·e·x étant privé·e·x de statut légal) entraînent plusieurs problèmes[7]. Les conditions de durée de vie commune et de soins à l’enfant auxquelles s’ajoute la durée de la procédure impliquent que pendant plusieurs années aucune protection juridique n’existera entre l’un des parents et l’enfant. De plus, si une séparation intervient pendant la procédure ou avant que ces conditions de durée ne soient remplies, le lien de double filiation ne pourra pas être établi.Par ailleurs, lorsqu’un nouvel enfant arrive dans le couple, il n’y a pas de double filiation automatique, mais une nouvelle procédure à recommencer, ce qui implique un statut juridique différent entre les enfants pendant cette période.
Problèmes sous l’angle du droit de l’enfant
En particulier, l’audition de l’enfant dans ce contexte peut être problématique. L’audition est en principe obligatoire, sauf si des motifs importants s’y opposent comme l’âge ou d’autres justes motifs (art. 268a bis al. 1 CC). C’est le cas si l’audition « représente un stress excessif pour l’enfant et risque de compromettre son bien-être » ou si l’enfant refuse l’audition, « sans influence extérieure »[8]. Dans le contexte de couples de même sexe où l’adoption ne fait qu’entériner un lien créé à la naissance de l’enfant, l’audition d’un enfant incapable de discernement risque d’être perçue comme une méfiance et une discrimination à l’égard de la famille homoparentale[9]. Une telle audition peut aussi faire subir à l’enfant un préjudice émotionnel et une attention particulière doit être portée aux questions, à l’âge, au respect de l’expérience de l’enfant, contre tout trouble occasionné par la découverte de l’absence de protection juridique[10].
Non-reconnaissance de la double parentalité dès la naissance
On constate donc que même si le nouveau cadre légal permet de palier en partie à l’absence de protection juridique pour les familles arc-en-ciel, son inadaptation, y compris dans la terminologie choisie de l’adoption de « l’enfant du partenaire »[11], contribue à invisibiliser le lien parental existant entre l’enfant et le deuxième parent dès le départ. Il écarte ainsi toujours la reconnaissance d’une double filiation à la naissance.
Or les membres d’un couple hétérosexuel seront reconnu.e.x.s comme parents juridiques dès la naissance de l’enfant, s’iels sont marié.e.x.s ou si le père a reconnu l’enfant avant la naissance. Cette possibilité n’existe actuellement pas dans le droit suisse pour les couples de même sexe, quand bien même leur projet d’enfant est planifié ensemble (don de sperme privé, don de sperme médicalement assisté à l’étranger ou gestation pour autrui à l’étranger). Dans d’autres pays, ce lien de double filiation originaire, dès la naissance, est possible, sous différentes formes : par une présomption de parenté de la conjointe ou partenaire enregistrée de la mère juridique, la possibilité pour une deuxième mère de reconnaître l’enfant, le transfert de la parenté aux deux pères d’intention avant la naissance de l’enfant en cas de recours à la gestion pour autrui [12].
Projet de « mariage civil pour tous » : attente et incertitude
Récemment, une importante avancée a néanmoins eu lieu. En effet, lors de la session parlementaire du 11 juin 2020, le Conseil national a accepté à une large majorité le projet de « mariage civil pour tous », validant même la version égalitaire, c’est-à-dire une variante minoritaire, contre l’avis de la Commission des affaires juridiques, laquelle s’était prononcée majoritairement pour la variante sans accès à la PMA. La variante adoptéerègle donc la question de l’accès à la PMA en autorisant le don de sperme pour les couples lesbiens, ouvrant ainsi la porte à la double filiation dès la naissance [13].
Le futur « mariage civil pour tous » [14] implique donc qu’il peut être contracté par des personnes de même sexe et que par conséquent toutes les dispositions sur la conclusion, l’annulation, les conditions ou la procédure du mariage sont adaptées (ainsi que la terminologie) pour s’appliquer à tout le monde sans discrimination (époux homosexuels et hétérosexuels). De même, les effets généraux du mariage, les régimes matrimoniaux et les dispositions sur la séparation et le divorce, seront automatiquement étendus aux couples homosexuels. Enfin, dans les autres domaines juridiques, tous les droits et devoirs fondés sur le mariage seront eux aussi étendus automatiquement aux couples homosexuels. Il s’agit en particulier de deux situations discriminatoires qui seront enfin corrigées : la naturalisation facilitée qui s’appliquera aux couples homosexuels mariés, et la rente de veuve qui s’appliquera à toutes les épouses (homosexuelles et hétérosexuelles). Enfin, la question de l’adoption conjointe fera elle aussi un bond en avant, puisqu’après avoir été interdite par la LPart – le Conseil fédéral ayant considéré en 2002 qu’avoir deux pères ou deux mères serait « contraire à l’ordre des choses » – elle sera désormais accessible aux couples de même sexe mariés (il convient de rappeler qu’entre temps, les adoptions faites à l’étranger ont été reconnues en Suisse).
Cependant, le Conseil des Etats doit encore se prononcer. Il aurait dû le faire à la session de septembre 2020, mais le 11 août 2020 la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats a annoncé un report du vote, qui ne se fera donc pas avant la session d’hiver, prolongeant « l’insécurité juridique pour de nombreuses familles »[15].
Le chemin est donc encore long, l’issue de la loi incertaine (en particulier sur les aspects de la PMA), notamment au vu des positions plus conservatrices du Conseil des Etats et du lancement très probable d’un référendum…
Notes
[1]Le terme de « familles arc-en-ciel » désigne, selon l’association faitière Familles arc-en-ciel, les familles dont au moins l’un des parents se considère comme lesbienne, gay, bisexuel·le ou trans* (https://www.regenbogenfamilien.ch/fr/themen/regenbogenfamilien/).
[2]Une personne est cisgenre lorsque son identité de genre correspond au sexe qui lui a été assigné à la naissance.
[3]Cet acronyme désigne les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans*, intersexes, queers. Le signe « plus » indique que cette liste n’est pas exhaustive, en particulier elle inclut aussi les personnes non binaires, asexuelles, pansexuelles, en questionnement, etc.
[4]ILGA-Europe, Country Ranking, https://rainbow-europe.org/country-ranking.
[5]Catherine Fussingeret Nils Kapferer, « La situation juridique des familles homoparentales », https://www.regenbogenfamilien.ch/fr/rechtliche-situation-von-regenbogenfamilien/.
[6]Association 360, « Procédure d’adoption de l’enfant du ou de la partenaire à Genève », https://association360.ch/homoparents/2018/04/19/procedure-adoption-de-lenfant-du-ou-de-la-partenaire-a-geneve/.
[7]Catherine Fussingeret Nils Kapferer, op.cit.
[8]Andrea Büchler, Michelle Cottier, Philip D. Jaffé, Heidi Simoni, « Recommandations relatives à l’audition de l’enfant dans la procédure d’adoption par les couples de même sexe », https://www.unige.ch/cide/files/6015/2817/2890/audition_enfants_adoption_familles_arc_en_ciel.4.6.18.pdf, p. 6, et références citées : ATF 131 III 553, consid. 1.3. et consid. 1.3.1
[9]Ibid.,p. 7.
[10]Ibid.,pp. 7-8.
[11]Atelier sur les droits des personnes LGBT : Outils pour les praticien-nes du droit, Law Clinic UNIGE, 3 juillet 2019.
[12]Andrea Büchler, Michelle Cottier, Philip D. Jaffé, Heidi Simoni, op. cit.,p. 3.
[13]Voir notamment les réactions des associations Familles arc-en-ciel et 360 après le vote : https://www.regenbogenfamilien.ch/fr/der-nationalrat-beschliesst-die-vollstaendige-oeffnung-der-ehe-fuer-gleichgeschlechtliche-paare/; https://360.ch/suisse/56030-premier-oui-a-un-mariage-pleinement-egalitaire-en-suisse/).
[14]Initiative parlementaire « Mariage civil pour tous », Rapport de la Commission des affaires juridiques du Conseil national du 30 août 2019, https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2019/8127.pdf.
[15]Propos de Matthias Erhardt, vice-président du comité « Mariage civil pour toutes et tous », https://www.regenbogenfamilien.ch/fr/rk-sr-oktober/, voir également sur le site de l’association 360 : https://360.ch/suisse/56965-un-enieme-delai-pour-le-mariage-pour-tou%C2%B7te%C2%B7s/).