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« Justifier l’injustifiable » ou L’obtention du suffrage féminin à l’étranger vu par les médias suisse romands

 

« Justifier l’injustifiable » ou L’obtention du suffrage féminin à l’étranger vu par les médias suisse romands

Cette année, cela fait 60 ans que le droit de vote des femmes a été obtenu à Genève. Au niveau fédéral, les Suissesses ont dû attendre 1971, sans parler des femmes d’Appenzell Rhodes extérieures et d’Appenzell Rhodes intérieures qui ne l’ont obtenu qu’en 1990 et 1991, après obligation du Tribunal fédéral pour le second.

Le droit de vote et la participation citoyenne sont des conditions indispensables pour se sentir actrice de sa vie et pouvoir en maîtriser les composantes. Il est important de revenir sur ce droit aujourd’hui acquis afin de ne pas oublier qu’il fut bafoué pendant longtemps, mais également afin de comprendre les mécanismes qui ont empêché son acceptation auprès des électeurs suisses tout au long de la première moitié du 20èmesiècle.

F-information s’engage et se positionne en faveur d’une égalité globale aussi bien au niveau politique, professionnel, socio-économique, familial ou encore sexuel. Le droit de vote en est  un des fondements.

Si de nombreuses théories ont tenté d’expliquer ce retard suisse, notamment par le clivage ville-campagne ou le système de démocratie directe[1], peu de recherches[2]ont analysé comment les medias, révélateurs d’enjeux sociétaux, ont traité l’obtention du suffrage féminin à l’étranger.

A l’occasion du 8 mars 2020, journée internationale des droits des femmes, nous entreprenons donc un voyage spatio-temporel afin d’analyser l’évolution des mentalités concernant le droit de vote des femmes suisses. Nous prendrons trois cas qui diffèrent au niveau de la période temporelle, de leur emplacement géographique et de leur rapport à la Suisse : celui de l’URSS (les femmes obtiennent le droit de vote en 1917), celui de la France (elles l’obtiennent en 1944), et celui de plusieurs pays des continents africain et asiatique qui l’obtiennent entre les années 1950 et 1970.

1917 : l’anticommunisme plus fort que le féminisme

La révolution russe de 1917 a comme effets directs pour les femmes, en plus du droit de vote, des changements législatifs concernant le divorce, le mariage ou l’interruption volontaire de grossesse.Le noyau familial est critiqué car perçu comme une structure individuelle ne contribuant pas au développement du pays d’un point de vue collectif.

Cette désagrégation de la structure familiale effraie l’Occident pour des raisons religieuses, morales et démographiques (une crainte que le divorce et l’avortement, légalisés par l’URSS, provoquent une baisse de la natalité).

Ainsi, dans les années 20, l’anticommunisme marqué en Suisse influence les écrits relayant l’obtention du droit de vote féminin russe. Même dans les milieux féministes, cette nouvelle n’est pas toujours la bienvenue. De nombreuses féministes suisses parlent de « mauvaise modernité » et expliquent qu’elles veulent obtenir leurs droits civiques et politiques tout en conservant des valeurs telles que le mariage ou la famille nucléaire.

Ainsi, alors que l’objet du suffrage féminin est proposé pour la première fois en Suisse lors d’une votation à Neuchâtel en juin 1919, puis à Bâle et à Zurich en février 1920, soit deux ans après la Révolution bolchévique, plusieurs articles de presse expliquent le rejet massif de la votation par une association entre suffrage féminin et socialisme russe. En 1920, dans La Tribune de Genève, un journaliste écrit à propos des résultats qu’ils « montrent que le canton de Zürich est en train de réagir contre l’influence du socialisme».

Une autre remarque qui prévaut dans les medias de l’époque est le décalage entre l’argument démocratique du suffrage féminin et son obtention dans des pays peu démocratiques. Ainsi, un journaliste écrit en 1921: « Quinze jours à peine nous séparent du moment où Genève, connue dans le monde entier par ses initiatives humanitaires, accordera ou refusera à la femme les droits politiques qu’elle a déjà conquis dans une trentaine d’États souvent moins démocratiques que le nôtre. »

Parmi les États « moins démocratiques que le nôtre »,la Russie est un des exemples présents dans les esprits. Il est intéressant de constater que l’argument de la démocratie peut donc être utilisé pour ou contre le suffrage féminin. D’une part, la presse admet une certaine honte d’être « à la traîne » face à des pays moins démocratiques, mais d’autre part, elle se justifie en arguant que si des pays non-démocratiques – et en particulier communistes – accordent le suffrage féminin, cette évolution n’est peut-être pas si bénéfique voire dangereuse.

1944 : les Françaises plus « méritantes » que les Suissesses

Le cas de la France est également révélateur : les Françaises obtiennent le droit de vote en 1944, à la veille de la Libération et de la victoire alliée. Si la France représente pour la Suisse déjà davantage un exemple « à suivre » que l’URSS, c’est bien sûr en raison des similitudes idéologiques et culturelles, mais aussi grâce à l’évolution des mœurs en plus de vingt-cinq ans.

Durant la période de la Libération, ce ne sont pas seulement les Français résistants à l’occupation allemande qui sont valorisés, mais également les Françaises. On dit souvent que c’est pour « récompenser » ces dernières de leur implication durant la Deuxième guerre mondiale que le droit de vote leur est accordé. Cet argument a aussi été avancé après la Première Guerre mondiale, lorsque des pays belligérants tels que l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche ou les États-Unis ont accordé le droit de vote à leurs citoyennes. Face à ce modèle culturellement et géographiquement plus proche, la presse reconnait-elle la pertinence et l’importance du suffrage féminin ? Ou trouve-t-elle de nouveaux arguments pour se différencier, comme elle l’a fait pour l’URSS, et justifier que ce n’est « pas encore le moment » pour la Suisse?

Les journalistes suisses expliquent la spécificité de cet acquis chez les femmes françaises par leurs actes de courage et de résistance durant la guerre.

Ils y opposent l’attitude moins active des femmes suissesses, qui parce qu’elles n’ont pas vécu directement la guerre, n’auraient pas « prouvé » leurs capacités à s’impliquer dans la vie politique du pays. Ainsi, un article de 1946 du Journal de Genèveavance que « les femmes françaises ont compris la force de la solidarité humaine et ont ainsi construit la base de leur initiation de vie de citoyenneté ».Il est ici induit que les Suissesses n’auraient à la différence des Françaises, pas connu cette « initiation citoyenne » et ne seraient donc pas « prêtes » à voter.

Années 1960 : la Suisse veut redevenir une « bonne élève »

Le troisième et dernier cas n’est pas un pays en particulier mais plusieurs pays du Moyen-Orient, du continent africain et asiatique qui ont accordé le droit de vote aux femmes dans les années 1950 et 1960. Le choix de ne pas traiter d’un pays en particulier émane de raisons à la fois pratiques, sachant que l’intérêt de la presse suisse pour ces pays était relativement limité et qu’il est donc difficile de trouver des articles, mais aussi de raisons sémantiques : en effet, des dizaines de pays, pourtant issus de différents continents sont vus, d’autant plus dans les années 1950 et 1960, comme une « catégorie » à caractéristiques communes. Appelés « pays sous-développés » à l’époque, on a ensuite parlé de pays « en voie de développement » puis dits « du Sud ».

Comment la presse suisse réagit-elle, à l’obtention du suffrage féminin dans des pays qu’elle pourrait juger moins « développés» à plusieurs égards ? La plupart du temps, ces changements pourtant historiques sont simplement mentionnés, parfois dépréciés, voire ignorés. Il est difficile de trouver des articles, et dans les quelques-uns trouvés, un ton descriptif est employé et une comparaison avec la Suisse n’est pas risquée.

En 1963, le Journal de Genève écrit :« les élections municipales ont eu lieu aujourd’hui. Pour la première fois en Iran, les électeurs ont dû se faire inscrire sur des listes électorales et ont été pourvus d’une carte d’électeur. Pour la première fois aussi, les femmes participent au vote. Autre innovation, le scrutin se déroule en un seul jour. »

Ici, l’obtention du droit de vote des femmes est mentionnée au même titre que des précisions d’ordre logistique. Un autre exemple de ce peu d’engouement peut être détecté dans un article annonçant l’obtention du suffrage féminin en Syrie et en Egypte : « la foule, composée d’hommes et de femmes, s’est présentée très tôt hier dans les bureaux de vote ».

Alors que ce droit est récent pour ces deux pays, l’article n’insiste pas dessus. Par contre, ces élections sont fortement critiquées : «il ne saurait être question de vote secret, puisqu’il n’existe pas plusieurs partis politiques». Après avoir mentionné la présence de « certains analphabètes», le journaliste conclut que «l’impression dominante était une ambiance d’affaire de famille.»On constate un dénigrement du suffrage féminin et du suffrage de manière générale, permettant de ne pas se positionner sur le retard suisse.

D’autre part, dans les années 1960, l’argument de la pression internationale mais aussi celui de la « honte » reviennent à plusieurs reprises. Il devient de plus en plus difficile pour les medias de justifier le retard suisse : « les déléguées de 28 pays de toutes les parties du monde ont envoyé à M. Rubattel, président de la Confédération, une lettre dans laquelle elles lui déclarent qu’elles ont été stupéfaites d’apprendre par la bouche de la déléguée suisse, que les Suisses [les femmes] n’ont pas encore reçu le droit de vote. La lettre révèle que les femmes de plusieurs pays que l’on considère sous-développés ont obtenu le droit de vote pour des raisons d’élémentaire justice. Elles sont surprises qu’un pays aussi évolué que la Suisse n’ait pas encore accordé ce droit. »

L’article conclut en insistant sur la nécessité de «rectifier cet état des choses ». Le terme « rectifier » sous-entend que quelque chose n’est pas correct, pas « à sa place ». En effet, de nombreux articles écrits dans les années cinquante vantent le statut de « bon élève » de la Suisse, que cela soit dans le domaine de la technologie, de l’hygiène ou du niveau de vie des habitant.e.x.s. Ainsi, « l’ordre des choses » est bouleversé quand un pays jouissant d’une moins bonne réputation internationale devance la Suisse sur le chemin de la démocratie et de l’égalité, d’où le souhait dans de nombreux articles que la Confédération retrouve sa « place ».

Vis-à-vis de pays dits du Sud qui n’ont pas encore accordé le suffrage féminin, le positionnement de la presse suisse romande est également particulier : elle applique un double standard entre Suissesses et femmes des pays du Sud. Certains articles défendent même que si les femmes de certains pays du Sud ne sont peut-être pas « prêtes » à voter, les Suissesses le sont. Cette différentiation à caractère raciste démontre que la presse suisse-romande ne revendique pas le suffrage féminin comme un droit à obtenir à l’échelle mondiale, mais avant tout dans les pays occidentaux tels que la Suisse.

En conclusion, il est possible de suivre l’évolution des mentalités suisses quant au suffrage féminin à travers la presse. Cet article montre également que le contexte géopolitique et les relations internationales influencent la perception locale du suffrage féminin.

Dans la plupart des cas, la presse suisse romande ne parvient pas, et de moins en moins avec les années, à légitimer cette inégalité. On pourrait donc penser qu’elle la condamne, or ce n’est pas non plus le cas. Il y a bien sûr quelques articles qui montrent explicitement du doigt la Suisse, mais la plupart se contentent d’annoncer l’obtention du suffrage féminin à l’étranger sans dire un mot de la situation nationale.

Au fil des années, il devient en effet délicat pour la presse de condamner les décisions des électeurs masculins sur le suffrage féminin. Les articles de l’époque chercheront alors presque systématiquement des justifications, ne remettant jamais totalement en cause le retard de la Suisse.

 

[1]La décision émanait de votations populaires et non pas d’un gouvernement ou des chambres, comme c’était le cas de la plupart des autres pays.

[2]Cet article est basé sur une recherche à l’UNIGE de Sara Kasme, « Justifier l’injustifiable, ou l’obtention du suffrage féminin à l’étranger vu par les medias suisses (1918-1971)