L’importance de la libération de la parole pour les femmes*: créer des contextes favorables à F-information et à la bibliothèque Filigrane
Depuis le mouvement MeeToo en 2017 et plus récemment avec des procès internationaux (procès des viols de Mazan, l’affaire Abbé Pierre, les procès de Depardieu ou encore de Christophe Ruggia), de nombreuses victimes de violences sexiste et sexuelles ont pris la parole. Leurs dénonciations posent la question de comment la somme de récits intimes peut former un mouvement, créer un débat et transformer la société [1].
Si ce n’est bien sûr pas facile de rendre publique son histoire dans une société et un cadre judiciaire encore imprégnés de sexisme [2], nous parlerons dans cet article de la force que la prise de parole peut donner. Nous évoquerons les situations que nous rencontrons à F-information dans lesquelles les femmes parlent, dénoncent, s’engagent, parfois lors d’une consultation, parfois au sein d’un groupe de parole, et parfois en public. La Grève féministe qui a lieu chaque année le 14 juin en Suisse est d’ailleurs un espace de prise de parole public essentiel.
A F-information et à la bibliothèque Filigrane, nous tentons à notre échelle de créer différents espaces pour que celles qui le souhaitent puissent être écoutées et se sentir libres et légitimes de parler. Même si les prises de parole auxquelles nous assistons ne sont pas médiatisées comme les procès cités plus haut, nous constatons qu’elles sont sources d’empouvoirement pour les femmes* que nous accompagnons. Nous avons également conscience de l’importance du cadre d’écoute : respect, bienveillance, non jugement, empathie. Avec comme postulats de départ, celui de croire la victime et celui de prendre position contre la violence.
Faire le pas de parler en consultation
Nous nous concentrerons ici sur les situations où les consultantes parlent de violences, qu’elles soient physiques, psychologiques, sexuelles, économiques ou encore administratives. Sachant qu’à chaque fois qu’une femme exprime une opinion (ou adopte un comportement) qui va à l’encontre des injonctions socioculturelles, il s’agit d’une « libération » et donc d’une « libération de la parole ». Ainsi, le fait de témoigner aide globalement à se sentir moins seule et plus légère.
Concernant les victimes de violences domestiques qui viennent en consultation, il est évident qu’expliquer ce qu’elles vivent déclenche souvent de la tristesse, de l’angoisse, de la colère. En une heure de consultation, on n’observe donc pas toujours directement les bienfaits de la parole sur l’état de la personne. Il faut parfois un temps plus long et de nouvelles consultations pour voir le chemin que la personne a parcouru depuis le moment où elle a parlé.
Dans d’autres cas, les personnes disent éprouver du soulagement et avoir d’avantage confiance à partir du moment où elles ont parlé car elles mettent des mots sur leur situation et la comprennent mieux, sortent avec des pistes d’action, trouvent de la validation, de l’écoute, du soutien. La plupart disent qu’elles auraient souhaité venir plus tôt.
L’importance de la posture professionnelle
Concernant la posture professionnelle à adopter lorsqu’on est témoin d’un récit de violence, il nous semble important d’abord de laisser parler librement la personne et de ne pas définir à sa place si tel ou tel comportement est effectivement un comportement violent. Le fait de toujours valider leur expérience et leurs ressentis, mais aussi de se montrer empathique, sont essentiels.
Nous avons à cœur de ne pas adopter une posture de « sachant » : nous sommes convaincues que la personne a les réponses en elle, il s’agit principalement de donner de l’information, des outils et un point de vue extérieur pour faire émerger les solutions.
Lorsque nous détectons des situations de violence, nous donnons régulièrement le contact de l’association AVVEC mais cela peut être délicat lorsque la personne ne considère peut-être pas qu’il s’agit d’une situation de violence, car nous ne souhaitons pas « labeliser » leur situation à leur place.
Nous sommes également sensibles à l’état psychologique de la personne au moment où elle vient en consultation. On sait que dans certaines situations traumatiques, le fait de les raconter à nouveau peut engendrer des « reviviscences traumatiques », soit un des symptômes du stress post-traumatique [3]. La personne doit donc avoir un minimum de ressources en elle pour pouvoir raconter. Nous rappelons également à la personne qu’elle n’est pas obligée de tout dire, qu’il ne s’agit en aucun cas d’un « interrogatoire » et respectons les zones « tues ».
Bien entendu, la bienveillance, le fait d’accepter la diversité de parcours, de ne pas juger, de sortir des conseils et des injonctions sont également des attitudes essentielles.
La citation ci-dessous montre que parfois, les personnes viennent pour une démarche administrative, sociale ou d’orientation professionnelle, mais qu’elles ont d’abord besoin de parler. S’il n’y a pas d’urgence ni de délais en lien avec sa demande de base, nous préférons laisser le temps à la personne de parler et lui fixer un prochain rendez-vous.
« Remplir un formulaire était le but du rendez-vous, mais étant donné le contexte de violence conjugale, l’écoute, la validation et l’orientation objective sur comment procéder dans mon cas ont été plus précieux que la démarche administrative. » Consultante à F-information, 2024
Finalement, ramener et élargir les difficultés individuelles à des problématiques systémiques et parfois structurelles (sexisme, patriarcat, etc.) permet d’aider la personne à sortir du sentiment de culpabilité et de lui rappeler qu’elle n’est pas seule. Par ailleurs, il nous semble parfois très pertinent de lui proposer de participer à des activités collective en lien ou non avec les violences domestiques, afin de sortir d’un certain isolement.
La parole au sein d’un groupe
Pour certaines personnes, le fait de confier sa situation à un groupe est particulièrement difficile et « exposant », On sait néanmoins que le fait de la partager avec des personnes ayant vécu des expériences similaires aide à se sentir moins seule et à se donner du courage.[4] Différents dispositifs et approches peuvent se révéler précieux pour faire émerger et circuler la parole.
Le dispositif de cercles d’écoute a été créé par l’association de la Main tendue et est maintenant organisé en collaboration avec l’association Minds). Une des spécificités des cercles d’écoute est le principe de l’écoute active. Ainsi, le but n’est pas de rebondir sur le sujet et le contenu de ce qui est dit mais plutôt accueillir l’émotion. L’association Minds explique que grâce à l’écoute, une résonance se crée entre les participant·es, apportant un sentiment de soulagement et de bien-être.[5]
Les groupes de parole qui ont été initiées en 2024 à F-information (voir plus bas) sont plutôt inspirés des théories de thérapies communautaires d’Adalberto Barreto. Dans ce type de dispositif, on a des « discussions » même si on ne donne pas de conseils, et on peut rebondir sur les sujets amenés par les autres participantes. Le but est de mobiliser un public spécifique (dans notre cas, des femmes* ayant vécu des violences économiques) sans proposer un point de vue « professionnel » mais en laissant la parole aux principales concernées.
Une des idées de cette approche est de pouvoir à la fois partager son expérience (être experte de sa propre situation) et de pouvoir écouter l’expérience des autres et s’y identifier. Les groupes de parole peuvent donc (re)donner un sentiment d’appartenance, tout particulièrement pour des populations se retrouvant isolées mais aussi soutenir une démarche d’affranchissement du sentiment de solitude ou de honte.
Si l’on considère ces dispositifs sous l’angle du genre et du féminisme, des rencontres entre femmes* appelés « groupes de conscience » sont apparus dès les années septante. Le but était de libérer la parole sur les violences mais aussi de créer une conscience collective des oppressions patriarcales. Un des principes encore actuels défendant la non-mixité et auquel F-information adhère est qu’il existe une réelle sororité et que ce sont les personnes concernées qui savent le mieux ce dont elles ont besoin. Également membre du Réseau Femmes*, l’association Viol-Secours s’inspire de ces pratiques en proposant des groupes de parole ouvert aux femmes, personnes trans et non-binaires ayant subi des violences sexistes et/ou sexuelles.
Les cercles de parole de F-information
Par ailleurs, des cercles de paroles sont organisés depuis peu par les conseillères de F-information. Dans ce cadre, des discussions autour d’un thème sont animées au sein d’un groupe ouvert aux femmes cisgenres, aux personnes transgenres et non binaires. En novembre 2024 et en avril 2025, le thème choisi était la question de l’argent dans le couple, qui peut être une simple formalité administrative mais aussi un sujet tabou (de nombreux hommes ne disent pas à leur femme combien ils gagnent !) et la source de rapports inégalitaires voire violents. Par conséquent, il est important de thématiser ces questions et échanger des expériences à ce propos. Au vu des retours très positifs des participantes, de prochains cercles de parole seront peut-être proposés en 2025-2026.
Suite aux cercles de parole, plusieurs femmes ont confié repartir « plus légères ». Pour certaines, ce cadre leur a permis de parler pour la première fois des violences qu’elles vivaient ; plusieurs ont avoué ne pas avoir eu d’autres cadres pour le faire et ne pas avoir pu, voulu ou osé se confier à d’autres personnes. Cette prise de parole au sein de ces cercles a par ailleurs été un premier pas qui a permis à certaines d’entreprendre des démarches dans le cadre de consultations juridiques ou sociales.
Le RESI-F
A F-information, le Réseau interculturel d’échanges de savoirs (RESI-F) organise des rencontres mensuelles qui sont structurées autour d’un thème choisi par ses membres en début d’année. Si les thèmes peuvent être liés au quotidien (« Mes bons plans pour passer un été à Genève », « Comment apprendre une langue étrangère »), des thèmes plus profonds et intimes émergent parfois en filigrane des discussions. Avec des règles définies en amont structurant les prises de parole (chacune parle de son expérience, de son vécu, il n’y a pas de juste ou de faux et donc pas de jugement), nous constatons que la confiance est rapidement acquise et que chacune se sent à l’aise si elle souhaite s’exprimer. Ce ne sont pas toujours les mêmes personnes présentes aux rencontres mais un noyau stable et l’ambiance du RESI-F permet aux nouvelles personnes de se sentir libres si elles souhaitent se confier.
Comme en témoigne une membre du RESI-F « Quand tu n’as personne, tu trouves un endroit où tu peux t’exprimer, être écoutée. J’aime le RESI-F parce qu’on est libre quand on veut parler. Si tu as des émotions, tu pleures, il n’y a personne qui va te critiquer, et si tu ne maîtrises pas bien le français, on t’encourage et on te dit « parle, n’aie pas peur, ça va venir ». Alors tu te sens soutenue. »
Lorsque des situations lourdes sont exprimées, des élans de solidarité émanant du dispositif même de réseau peuvent émerger. Si le besoin de la personne qui se confie est d’avoir une discussion plus approfondie sur sa situation, les coordinatrices du RESI-F qui animent les discussions peuvent l’orienter vers une consultation individuelle auprès de collègues de F-information.
Favoriser la parole à la bibliothèque Filigrane
La collection de la bibliothèque Filigrane constitue en soi une modalité de visibilisation et d’amplification des parcours et voix de femmes, de féministes et de personnes LGBTQIA+. En outre, la possibilité pour les publics de se reconnaître dans des récits, de s’identifier à une héroïne ou une histoire ou encore d’ouvrir son imaginaire des possibles permet dans certains cas de mettre des mots sur son vécu, de prendre conscience de certains mécanismes de domination ou de donner une première impulsion pour libérer sa parole.
Finalement, des évènements de médiation culturelle autour de sa collection permet également à la bibliothèque Filigrane de créer un espace de prise de parole. Pour citer quelques exemples, la présentation d’Aude Vincent autour de son livre « Cartographie de nos bleus » et la discussion avec le public qui a suivi ont permis d’aborder avec pour medium un roman (des héroïnes inspirées de témoignages et de parcours réels) le thème des violences domestiques. Plus récemment l’évènement « Littérature lesbienne, hier et aujourd’hui », co-organisé par Paulette Éditrice, Lestime et la bibliothèque Filigrane a donné la parole à des voix lesbiennes et queer.
Un espace sécurisant
Différents éléments contribuent à créer un contexte favorable à la prise de parole et à la dénonciation de violences : à F-information, le fait que les cercles soient entre femmes* et minorités de genres est cité comme important et gage de confiance. L’assurance que ce qui est dit reste confidentiel et que l’approche soit non-jugeante (que cela soit avec une conseillère ou dans un groupe) est également essentiel.
Par ailleurs, le fait de se déclarer « alliée » (par exemple la bibliothèque Filigrane en affichant des panneaux « LGBTIQ+, Bienvenue à la bibliothèque » peut contribuer à rendre l’espace plus accueillant et à libérer la parole quand les personnes en ressentent le besoin.
En conclusion, un contexte bienveillant, accueillant, non-jugeant, et dans certains cas en mixité choisie, mais également une posture professionnelle adéquate et humaine sont essentiels pour offrir des contextes favorables à l’accueil d’une parole. Quand une personne le souhaite et est prête, cette « libération de la parole » peut offrir un soulagement, décharger des sentiments de solitude et parfois de honte pour constituer un premier pas vers d’autres actions et démarches. En outre, avec pour point de départ des récits intimes, elle permet une prise de conscience collective des oppressions du patriarcat et initie des changements sociétaux .
Notes:
[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat-d-ete/liberation-de-la-parole-et-apres-passer-de-l-intime-au-debat-public-2789808
[2] L’émission https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-debat/violences-faites-aux-femmes-comment-recolter-la-parole-des-victimes-1511591 pose la question de comment entourer les personnes qui s’exposent et de quelle écoute apporter aux victimes
[3] https://www.inserm.fr/dossier/troubles-stress-post-traumatique/
[4] « Ce que parler veut dire. L’animation de groupes de parole », Joseph Rouzel, 2018 (https://shs.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2018-4-page-39?lang=fr&tab=texte-integral)