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La Convention d’Istanbul : un instrument contre les violences liées au genre

 

La Convention d’Istanbul : un instrument contre les violences liées au genre

La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique(Convention d’Istanbul), a été conclue à Istanbul, le 11 mai 2011. Elle a été à ce jour ratifiée par 34 États, dont la Suisse. Elle est entrée en vigueur pour la Suisse le 1eravril 2018. Le but de la Convention d’Istanbul est « de protéger les femmes contre toutes les formes de violence ». Elle vise aussi à prévenir et éliminer ces violences, éradiquer toutes les formes de discriminations, et promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (art. 1 let a et b).

La Convention d’Istanbul est contraignante pour les États-parties. Son intérêt pour la pratique réside aussi dans une définition ample et systémique des violences, ainsi que dans l’obligation explicite de protection des victimes « sans discrimination aucune » (art. 4 al. 3), notamment raciste ou liée à l’origine, la religion, au statut de séjour, à un handicap, à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

La Convention d’Istanbul protège tout particulièrement les femmes et les filles, rappelant qu’elles sont affectées de manière disproportionnée par la violence domestique. Elle peut cependant aussi s’appliquer à toutes les victimes de violence domestique (art. 2 al. 2), notamment aux gays et aux hommes trans*[1].

Lutter contre des violences liées au genre

Le Préambule de la Convention insiste sur le contexte qui justifie cet instrument de protection.
Il rappelle que « la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes », que cette violence a donc un caractère structurel.

La Convention d’Istanbul définit aussi la violence de genre comme une violation des droits humains et la caractérise de manière large, englobant« tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée » (art. 3).

Obligations des États et contrôle de la mise en oeuvre

Les Etats doivent prendre les mesures, notamment législatives, pour éliminer la violence, protéger les victimes, mais aussi pour assurer des poursuites pénales et prévenir les discriminations à l’égard des femmes. La prévention doit être « primaire » (changer les comportements, les stéréotypes) et « secondaire » (améliorer la détection et la prise en charge notamment par la formation des professionnel·le·x[2]·s)[3].

En Suisse, l’application de la Convention est coordonnée, au niveau fédéral, par le Bureau fédéral de l’égalité, au niveau cantonal, par la Conférence suisse contre la violence domestique (CSVD) (composée des directrices et directeurs des services cantonaux d’intervention et de coordination contre la violence domestique).LaCSVD a élaboré un état des lieux et défini des domaines prioritaires pour la première phase de mise en œuvre. Il s’agit entre autres de renforcer le financement de certaines prestations, d’améliorer les offres en matière d’éducation (rôles, stéréotypes, violences de genre, à l’école), de mieux informer sur l’aide aux victimes, d’augmenter le nombre de maisons d’accueil, de développer la prise en charge médico-légale des victimes dans tous les cantons.

L’application de la Convention est contrôlée par différents mécanismes (monitoring du GREVIO, organe spécialisé indépendant, et du Comité des Parties, rapports réguliers, recommandations, procédures d’enquête). La société civile a un rôle central à jouer car la Convention d’Istanbul prévoit explicitement que l’Etat doit coopérer avec les organisations non gouvernementales (art. 9). En Suisse, la Convention d’Istanbul bénéficie d’un large réseau d’appui : le Réseau Convention d’Istanbul (voir liste des références consultées en fin d’article).

Protection des personnes trans* : un « pas important » mais toujours de grandes lacunes en Suisse

L’obligation de mesures de protection dépourvues de toute discrimination implique notamment la protection des personnes transgenre. En effet, par son article 4 al. 3, la Convention est explicitement applicable à la violence liée à l’identité de genre. La convention doit ainsi être applicable à toute personne trans*, sans quoi il s’agirait d’une application discriminatoire sur la base de l’identité de genre. Pour l’association Transgender Network Switzerland (TGNS), la ratification par la Suisse de la Convention d’Istanbul est ainsi un « pas important pour les personnes trans »[4].

Toutefois, la protection en Suisse reste très lacunaire et les violences transphobes invisibles. Il n’existe en effet toujours pas de recensement officiel de la « transphobie comme motif de crime ou paroles haineuses », et il manque également, dans la plupart des institutions, la sensibilisation nécessaire au soutien des personnes transgenre victimes de violence, rappelle TGNS. De plus, l’extension de la norme pénale antiraciste (art. 261bis CP) (soumise à votation populaire en février 2020) ne concerne que les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et laisse de côté celles fondées sur l’identité de genre. 

La Suisse ne veut pas de l’octroi d’un permis autonome pour les migrant·e·x·s

Le chapitre VII de la Convention d’Istanbul prévoit plusieurs obligations en matière de protection des migrantes et des réfugiées. En particulier, l’article 59 alinéa 1 garantit à certaines conditions l’octroi d’un permis de résidence autonome aux victimes lorsque leur statut de séjour de séjour dépend de leur conjoint·e·x ou partenaire. Or la Suisse a émis une réserve à l’égard de cette disposition, qui prévoit « de ne pas appliquer, ou de ne l’appliquer que dans des cas ou des conditions spécifiques ».

Il faut le rappeler encore et toujours : les personnes migrantes continuent d’être doublement discriminées puisqu’en cas de violences conjugales elles risquent très souvent leur permis de séjour si elles se séparent pour se protéger des violences. Le fait de devoir prouver l’ampleur et le caractère systématique des violences pour garder son permis, ce qui pour les personnes dont le statut est plus précaire (conjoint·e·x ou partenaire de personnes titulaires du permis B) n’est pas un droit mais une simple possibilité, voire une protection inexistante pour les personnes sans statut légal, a pour conséquence une surexposition des migrant·e·x·s aux violences. Par sa réserve à l’article 59, la Suisse entérine cette situation. Elle contredit aussi l’obligation d’une application de la Convention sans discrimination notamment liée au statut de séjour.

Améliorer le soutien à toutes les victimes sans distinction

La Convention énumère des mesures notamment en matière de protection des victimes et de poursuite pénale. En Suisse, la Loi sur l’aide au victimes (LAVI) et le Code pénal couvrent en principe ces exigences, mais des lacunes demeurent. En particulier, l’assistance de la LAVI entre en ligne de compte si l’infraction est commise en Suisse, et donc ne couvre pas des violences subies par des migrant·e·x·s et réfugié·e·x·s lors de la fuite ou dans le pays d’origine. Afin de mettre en oeuvre la Convention sans discriminations, donc en protégeant toutes les femmes, cette lacune doit être comblée, comme l’ont souligné des associations, ainsi qu’une parlementaire dans un postulat. Mais le Conseil fédéral écarte une modification de la loi, préconisant des « solutions pragmatiques pour que les femmes et les filles victimes de violence et autorisées à rester en Suisse aient accès aux prestations d’aide et de soutien correspondantes»[5].

Mieux protéger contre le harcèlement (« stalking ») et les violences psychologiques

La Convention prévoit que le harcèlement doit être érigé en infraction pénale (art. 34). En Suisse, le harcèlement obsessionnel (en anglais : « stalking »), qui comprend « toutes les formes répétées et durables de persécution, harcèlement ou menaces » et qui touche en grande majorité des femmes (une femme sur six), le plus souvent du fait de l’ex-partenaire[6],ne constitue pas en tant que tel une infraction. Plusieurs interventions parlementaires ont demandé une meilleure protection. Le Conseil fédéral a toutefois considéré qu’il n’était pas nécessaire de légiférer sur une norme pénale spécifique visant ce comportement. Il reconnaît néanmoins le besoin de compléter certaines bases légales (civiles et pénales), et renvoie au projet de loi sur l’amélioration de la situation des victimes, qui entrera en vigueur en juillet 2020, et qui inclut notamment l’allégement de la procédure, l’absence de frais judiciaires, la surveillance électronique en cas de mesures d’éloignement[7].

Plus largement, la Convention d’Istanbul qui prévoit aussi les poursuites pénales contre les violences psychologiques, soulève la question de la protection efficace contre ce type de violences, et notamment par l’assistance des centres LAVI. Pour qu’une victime soit reconnue au sens LAVI, une infraction pénale doit être constituée. Or, il est particulièrement difficile de présenter les preuves suffisantes pour que des violences psychologiques puissent déboucher sur la qualification d’une infraction (par exemple la contrainte, la menace, l’injure). F-Information constate très régulièrement sur le terrain que des femmes victimes de violences psychologiques, souvent sur la longue durée et très affectées au niveau de leur santé, ne disposent pas de moyens de protection adéquats et n’ont pas accès à l’assistance au titre de la LAVI, du fait du caractère restrictif de la loi.

Protection contre les violences dans l’exercice des droits parentaux

La Convention oblige les États à légiférer (ou à d’autres mesures) afin de prendre en compte les violences lors de la détermination du droit de garde et de visite concernant les enfants. Le but étant que « l’exercice de tout droit de visite ou de garde ne compromette pas les droits et la sécurité de la victime et des enfants » (art. 31).

Dans sa pratique, F-Information constate régulièrement l’utilisation du droit de garde ou de visite pour maintenir une pression sur les femmes ou comme représaille suite à la séparation (par exemple comme un moyen de refuser une pension alimentaire). Ce risque est parfois accru par le renforcement, dans la loi, de la possibilité de demander une garde alternée. Très souvent, les femmes continuent de subir des formes de violences après la séparation en lien avec l’exercice des droits parentaux de l’ex-conjoint. Dans le cas de l’autorité parentale conjointe après la séparation (devenue la règle en droit suisse), une violence de type administratif peut aussi s’exercer (par exemple à travers le blocage de certaines démarches relatives aux documents des enfants).

Une meilleure application de la Convention devrait favoriser, dans le règlement judicaire ou extra-judiciaire des séparations, des solutions en matière de droits parentaux qui prennent mieux en compte et combattent ces violences.

Pas de médiation en cas de violences

La Convention interdit aussi, en cas de violences, les modes alternatifs de résolution des conflits obligatoires, y compris la médiation et la conciliation (art. 48 al. 1).En effet, des procédures de médiation qui ne tiennent pas compte des violences conjugales, exposent les victimes à revivre la violence lors des séances de médiation[8]. Par exemple, traiter des violences telles que des insultes, des pressions psychologiques ou économiques, comme de simples conflits, va empêcher les victimes de verbaliser ces violences, ce qui les perpétue. Si en pratique, les garanties couvertes par la Convention d’Istanbul demeurent insuffisamment appliquées par les différents pays, certains sont bien plus avancés que d’autres, comme l’Espagne, qui dispose depuis 2005 d’une interdiction du recours à la médiation familiale (y compris lorsqu’elle n’est pas imposée) en cas de violences de genre. Cependant, les violences psychologiques demeurent souvent mal prises en considération.

En Suisse, la médiation dans le contexte des conflits familiaux touchant aux enfants, n’est pas obligatoire (contrairement à d’autres pays, par exemple en Allemagne, où s’est développé le modèle de Cochem[9]). Le tribunal civil ou l’autorité de protection de l’enfant peut toutefois « exhorter les parents à tenter une médiation » (art. 314 al.2 CC et art. 297 al. 2 CPC). Certains cantons testent aussi de nouveaux modèles en mettant sur pied un système de consultation ordonnée (Bâle-Ville, Saint-Gall). En matière de relations personnelles et de protection des enfants, l’autorité compétente a également la possibilité de rappeler les parents à leurs devoirs et d’ordonner la médiation comme mesures de protection de l’enfant (art. 273 al. 2 CC, art. 307 al. 3 CC). 

Or dans le cadre de violences de genre, et notamment en cas de violences souvent invisibles (psychologiques et/ou économiques), la médiation ordonnée ou incitée pose problème,car il n’y a pas de réel équilibre entre les parties, ni de garantie d’une liberté d’expression. Il est par conséquent très important de rappeler que la Convention d’Istanbul contient une garantie permettant d’exclure la médiation en présence de violences de genre, et qui doit aussi se concrétiser par des mesures de sensibilsation et de formation des professionnel·le·x·s concerné·e·x·s dans ce sens.

Conclusion : un instrument fort à revendiquer dans la pratique 

 La Convention d’Istanbul est ainsi un instrument juridiquement mais aussi socialement et politiquement fort, contraignant pour les Etats, de lutte contre les violences liées au genre, qui inclut explicitement une protection sans discrimination, et par conséquent qui doit renforcer en particulier la protection des migrant·e·x·s et des personnes trans*. Elle est aussi un outil très utile pour accroître la sensibilisation et la prise en compte des violences dans le cadre de séparations afin de mieux protéger les victimes.

Références consultées :

[1]Une personne trans* est une personne qui n’est pas ou pas totalement en accord avec le genre qui lui a été assigné à la naissance. L’astérisque permet d’englober toutes les terminologies relatives à la transitude (Réseau de compétences Genre et travail social, « Interroger le travail social sous l’angle des études et expériences trans*, https://www.eesp.ch/evenements/interroger-le-travail-social-sous-langle-des-etudes-et-experiences-trans/).

[2]Le x permet d’inclure les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité de genre (Réseau de compétences Genre et travail social, https://www.eesp.ch/evenements/interroger-le-travail-social-sous-langle-des-etudes-et-experiences-trans/).

[3]Colette Fry, « Présentation de la Convention d’Istanbul et rôle des cantons », colloque jurassien Convention d’Istanbul : présentation et mise en oeuvre, Delémont, 2 octobre 2019.

[4]Transgender Network Switzerland (TGNS), « Protection contre la violence aussi pour les personnes trans », https://www.tgns.ch/fr/2017/06/10110/.

[5]Rapport sur la situation des femmes et des filles relevant du domaine de l’asile, https://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/aktuell/news/2019/2019-10-16.html, 16.10.2019.

[6]Sylvie Durer, Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG) Stalking. Possibiltés d’intervention et bonnes pratiques, Congrès national « stalking », 14 novembre 2017.

[7]Pour une meilleure protection des victimes de violence domestique et de harcèlement,https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/aktuell/news/2019/ref_2019-07-03.html, 03.07.2019.

[8]Intervention de Mariachiara Feresin & Glòria Casas Vila, “Domestic violence and family mediation: a comparative study based on women’s experiences in Italy and Spain”, Conference on Domestic Violence, 1-4 September 2019, Oslo, Norway.

[9]Il s’agit d’une coopération interdisciplinaire ordonnée par la justice entre tous les partenaires au conflit familial, y compris les intervenant·e·x·s profesionnel·le·x·s, qui interrompt la procédure judiciaire en cours relative à l’autorité parentale uniquement, afin de désescalader le conflit et de parvenir à des accords.